lundi 26 mars 2012

Textes du 3ème Cours de P.Y. Quiviger : L'obligation et la dette.

Textes du Cours n°3
L’obligation et la dette.

1/ Nietzsche, La généalogie de la morale, Deuxième traité, § 4,
Durant la plus longue période de l’histoire humaine, le châtiment ne se pratiquait absolument pas parce qu’on rendait le malfaiteur responsable de son forfait, donc absolument pas en présupposant qu’on ne doit punir que le coupable : mais, au contraire, comme aujourd’hui encore les parents châtient leurs enfants par colère provoquée par un dommage subi, colère qui se décharge sur l’auteur du dommage, cette colère étant maintenue dans certaines limites et modifiée par l’idée que tout dommage trouve son équivalent quelque part et peut être effectivement payé quand bien même ce serait par une souffrance infligée à son auteur. D’où vient la puissance qu’a acquise cette idée extrêmement ancienne, profondément enracinée, voire désormais inextirpable, l’idée d’une équivalence du dommage et de la souffrance ? Je l’ai déjà révélé : de la relation contractuelle entre le créancier et le débiteur, qui existe depuis qu’il y a des « sujets de droits », et qui à son tour renvoie aux formes premières de l’achat, de la vente, du troc et du commerce.

2/ Nietzsche, La généalogie de la morale, Deuxième traité, § 5
Le débiteur, pour inspirer confiance en sa promesse de remboursement, pour donner un gage de sérieux et de la sainteté de sa promesse, pour inculquer à sa conscience le devoir, l’obligation de rembourser, gage par contrat avec son créancier, pour le cas où il ne rembourserait pas, une chose qu’il « possède » encore par ailleurs, sur laquelle il a encore puissance, par exemple son corps, sa femme, ou sa liberté ou encore sa vie (…) Or le créancier pouvait en fait infliger au corps du débiteur toutes sortes d’outrages et de tortures, par exemple découper ce qui paraissait approprié au montant de la dette : et il y eut à cet égard très tôt et en tous lieux des estimations exactes, entrant parfois d’une façon horrible dans le détail le plus minutieux, se rapport suivant la règle aux membres et à chaque partie du corps
3/ Nietzsche, La généalogie de la morale, Deuxième traité, § 8
La relation personnelle la plus ancienne et la plus originelle qui soit, dans la relation entre l’acheteur et le vendeur, le créancier et le débiteur : ici, pour la première fois, une personne s’affronta à une personne, ici pour la première fois, une personne se mesura à une personne. On ne connaît point de degré de civilisation si rudimentaire qu’elle ne recèle quelque trace de cette relation. Etablir des prix, estimer des valeurs, concevoir des équivalents, troquer – voilà qui a occupé les toutes premières pensées de l’homme à un point tel que dans un certain sens, il s’agit là de la pensée (…). L’achat et la vente, avec leurs accessoires psychologiques, sont plus anciens que les commencements de quelque forme et lien d’organisation sociale que ce soit : c’est plutôt de la forme la plus rudimentaire du droit de la personne que le sentiment de l’échange, du contrat, de la dette, du droit, de l’obligation, de la compensation s’est transposé dans les ensembles sociaux les plus grossiers et les plus primitifs (…). A ce premier degré, la justice est la bonne volonté, entre puissances à peu près équivalentes, de s’arranger, de « s’entendre » à nouveau grâce à une compensation – et, s’agissant des moins puissants, de les y contraindre entre eux.
4/ Eugène Gaudemet, Théorie générale des obligations, rééd. Dalloz, p. 5-6
Une personne prête à une autre 1.000 francs. L’emprunteur est tenu de restituer ; le prêteur a le droit d’exiger la restitution. Une personne commande à un peintre un tableau. Le peintre est tenu de l’exécuter ; l’auteur de la commande a un droit à cette exécution. Un commerçant convient avec un autre qu’il n’établisse pas dans la même ville un commerce similaire. La situation est analogue. Dans ces trois espèces, que voyons-nous ? Deux personnes seulement : l’une appelée créancier, l’autre, débiteur. La première a le droit d’exiger de la seconde soit une prestation (remise de valeur) dans le premier cas, soit un fait dans le deuxième cas, soit une abstention dans le troisième. Le droit du premier est une créance ; la charge du deuxième est une obligation. Dans le cas où l’objet de cette obligation est une prestation de valeur pécuniaire, l’obligation est aussi appelée dette.
Le droit personnel est donc le droit d’exiger d’une personne déterminée une prestation, un fait ou une abstention. Du côté du créancier, c’est un droit de contrainte contre le débiteur ; du côté du débiteur, c’est une nécessité juridique à laquelle il est soumis. C’est un lien entre deux personnes, l’une sujet actif, l’autre sujet passif du droit personnel.

 5/ Code Civil, Art.1101.
Le contrat est une convention par laquelle une ou plusieurs personnes s’obligent, envers une ou plusieurs autres, à donner, à faire ou à ne pas faire quelque chose.

6/ Code Civil, Art. 1382.
Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer.

7/ Institutes de Justinien (III, 13, pr.) en 533 :
Obligatio est juris vinculum, quo necessitate adstringimur alicujus solvendare rei secundum nostrae civitatis jura.

dans la traduction de Jean Gaudemet in Droit privé romain, p. 253:
L’obligation est un lien de droit par lequel nous sommes astreints à la nécessité de payer quelque chose conformément au droit de notre cité.

8/ Girard, Manuel élémentaire de droit romain, p. 406
Le droit personnel porte sur une personne. C’est une limitation à la liberté de cette personne, astreinte par là à un acte positif ou négatif auquel elle ne serait pas tenue si elle n’était pas dans les liens de l’obligation.
9/ Canguilhem, Le normal et le pathologique, p. 155.
L’état pathologique peut être dit, sans absurdité, normal, dans la mesure où il exprime un rapport à la normativité de la vie. Mais ce normal ne saurait être dit sans absurdité identique au normal physiologique car il s’agit d’autres normes. L’anormal n’est pas tel par absence de normalité. Il n’y a point de vie sans normes de vie, et l’état morbide est toujours une certaine façon de vivre. 
10/ Code civil, Art. 1134
Les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites. Elles ne peuvent être révoquées que de leur consentement mutuel, ou pour les causes que la loi autorise. Elles doivent être exécutées de bonne foi.
11/ Hume, Traité de la nature humaine III.
Dans chacun des systèmes de moralité que j’ai jusqu’ici rencontrés, j’ai toujours remarqué que l’auteur procède pendant un certain temps selon la manière ordinaire de raisonner, établit l’existence d’un Dieu ou fait des observations sur les affaires humaines, quand tout à coup j’ai la surprise de constater qu’au lieu des copules habituelles, est et n’est pas, je ne rencontre pas de proposition qui ne soit liée par un doit ou un ne doit pas. C’est un changement imperceptible, mais il est néanmoins de la plus grande importance. Car, puisque ce doit ou ne doit pas expriment une certaine relation ou affirmation nouvelle, il est nécessaire qu’elle soit soulignée ou expliquée, et qu’en même temps soit donnée une raison de ce qui semble tout à fait inconcevable, à savoir, de quelle manière cette relation nouvelle peut être déduite d’autres relations qui en diffèrent du tout au tout
12/ Kant, Métaphysique des Mœurs, introduction.
L’impératif est une règle pratique par laquelle l’action en elle-même contingente est rendue nécessaire. (…) L’impératif est donc une règle dont la représentation rend nécessaire l’action subjectivement contingente et qui représente par conséquent le sujet comme devant être contraint (nécessité) de se conformer à cette règle.
13/ Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique.
Les rituels représentent la limite de toutes les situations d’imposition où, à travers l’exercice d’une compétence technique qui peut être très imparfaite, s’exerce une compétence sociale, celle du locuteur légitime : Benveniste remarquait que les mots qui, dans les langues indo-européennes, servent à dire le droit se rattachent à la racine dire. Le dire droit, formellement conforme, prétend par là-même, et avec des chances non négligeables de succès, à dire le droit, c’est-à-dire le devoir-être. Ceux qui, comme Max Weber, ont opposé au droit magique ou charismatique du serment collectif ou de l’ordalie, un droit rationnel fondé sur la calculabilité et la prévisibilité, oublient que le droit le plus rigoureusement rationalisé n’est jamais qu’un acte de magie sociale qui réussit.
Le discours juridique est une parole créatrice, qui fait exister ce qu’elle énonce. Elle est la limite vers laquelle prétendent tous les énoncés performatifs, bénédictions, ordres, souhaits ou insultes : c’est-à-dire la parole divine, de droit divin, qui, comme l’intuitus originarius que Kant prêtait à Dieu, fait surgir à l’existence ce qu’elle énonce, à l’opposé de tous les énoncés dérivés, constatifs, simples enregistrements d’un donné préexistant.

14/ Bourdieu, ibid.
Le juge peut se contenter de dire « je vous condamne » parce qu’il existe un ensemble d’agents et d’institutions qui garantissent que sa sentence sera exécutée. La recherche du principe proprement linguistique de la « force illocutionnaire » du discours cède ainsi la place à la recherche proprement sociologique des conditions dans lesquelles un agent singulier peut se trouver investi, et avec lui sa parole, d’une telle force. Le principe véritable de la magie des énoncés performatifs réside dans le mystère du ministère [allusion à une remarque de Kantorowicz : ministerium et mysterium sont interchangeables dans le christianisme primitif], c’est-à-dire de la délégation au terme de laquelle un agent singulier, roi, prêtre, porte-parole, est mandaté pour parler et agir au nom du groupe, ainsi constitué en lui et par lui.

15/ Sieyès, Reconnaissance et exposition raisonnée des droits de l’homme et du citoyen
Les avantages qu’on peut retirer de l’état social ne se bornent pas à la protection efficace et complète de la liberté individuelle ; les citoyens ont droit encore à tous les bienfaits de l’association. Ces bienfaits se multiplieront, à mesure que l’ordre social profitera des lumières que le temps, l’expérience et les réflexions répandront dans l’opinion publique. L’art de faire sortir tous les biens possibles de l’état de société est le premier et le plus important des arts. Une association combinée pour le plus grand bien de tous, sera le chef d’œuvre de l’intelligence et de la vertu.



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